Ballade « Quand à peine un nuage »
Quand à peine un nuage,
 Flocon de laine, nage
 Dans les champs du ciel bleu,
 Et que la moisson mûre,
 Sans vagues ni murmure,
 Dort sous le ciel en feu ;
Quand les couleuvres souples
 Se promènent par couples
 Dans les fossés taris ;
 Quand les grenouilles vertes,
 Par les roseaux couvertes,
 Troublent l’air de leurs cris ;
Aux fentes des murailles
 Quand luisent les écailles
 Et les yeux du lézard,
 Et que les taupes fouillent
 Les prés, où s’agenouillent
 Les grands bœufs à l’écart,
Qu’il fait bon ne rien faire,
 Libre de toute affaire,
 Libre de tous soucis,
 Et sur la mousse tendre
 Nonchalamment s’étendre,
 Ou demeurer assis ;
Et suivre l’araignée,
 De lumière baignée,
 Allant au bout d’un fil
 À la branche d’un chêne
 Nouer la double chaîne
 De son réseau subtil,
Ou le duvet qui flotte,
 Et qu’un souffle ballotte
 Comme un grand ouragan,
 Et la fourmi qui passe
 Dans l’herbe, et se ramasse
 Des vivres pour un an,
Le papillon frivole,
 Qui de fleurs en fleurs vole
 Tel qu’un page galant,
 Le puceron qui grimpe
 À l’odorant olympe
 D’un brin d’herbe tremblant ;
Et puis s’écouter vivre,
 Et feuilleter un livre,
 Et rêver au passé
 En évoquant les ombres,
 Ou riantes ou sombres,
 D’un long rêve effacé,
Et battre la campagne,
 Et bâtir en Espagne
 De magiques châteaux,
 Créer un nouveau monde
 Et jeter à la ronde
 Pittoresques coteaux,
Vastes amphithéâtres
 De montagnes bleuâtres,
 Mers aux lames d’azur,
 Villes monumentales,
 Splendeurs orientales,
 Ciel éclatant et pur,
Jaillissantes cascades,
 Lumineuses arcades
 Du palais d’Obéron,
 Gigantesques portiques,
 Colonnades antiques,
 Manoir de vieux baron
Avec sa châtelaine,
 Qui regarde la plaine
 Du sommet des donjons,
 Avec son nain difforme,
 Son pont-levis énorme,
 Ses fossés pleins de joncs,
Et sa chapelle grise,
 Dont l’hirondelle frise
 Au printemps les vitraux,
 Ses mille cheminées
 De corbeaux couronnées,
 Et ses larges créneaux,
Et sur les hallebardes
 Et les dagues des gardes
 Un éclair de soleil,
 Et dans la forêt sombre
 Lévriers eu grand nombre
 Et joyeux appareil,
Chevaliers, damoiselles,
 Beaux habits, riches selles
 Et fringants palefrois,
 Varlets qui sur la hanche
 Ont un poignard au manche
 Taillé comme une croix !
Voici le cerf rapide,
 Et la meute intrépide !
 Hallali, hallali !
 Les cors bruyants résonnent,
 Les pieds des chevaux tonnent,
 Et le cerf affaibli
Sort de l’étang qu’il trouble ;
 L’ardeur des chiens redouble :
 Il chancelle, il s’abat.
 Pauvre cerf ! son corps saigne,
 La sueur à flots baigne
 Son flanc meurtri qui bat ;
Son œil plein de sang roule
 Une larme, qui coule
 Sans toucher ses vainqueurs ;
 Ses membres froids s’allongent ;
 Et dans son col se plongent
 Les couteaux des piqueurs.
Et lorsque de ce rêve
 Qui jamais ne s’achève
 Mon esprit est lassé,
 J’écoute de la source
 Arrêtée en sa course
 Gémir le flot glacé,
Gazouiller la fauvette
 Et chanter l’alouette
 Au milieu d’un ciel pur ;
 Puis je m’endors tranquille
 Sous l’ondoyant asile
 De quelque ombrage obscur.
Théophile Gautier, Premières Poésies